CHAPITRE VI
Dans une ère de supra-technologie et de vélocités multisoniques, le chiffre énoncé par Aldren paraissait dérisoire ; n’importe quel bon sportif pouvait couvrir cette distance en deux journées de dix heures. À condition naturellement que l’épreuve se déroule sur une piste bien plate et bien souple, que le marcheur soit convenablement équipé, dûment ravitaillé et encouragé en cours de route.
Il n’en allait pas tout à fait de même dans le cas présent : sur les quelques cinq cents millions de kilomètres carrés représentant la superficie totale de la planète, l’homme n’en avait aménagé et discipliné que moins de cent mille pour y implanter son habitat, tout le reste était du pur Quaternaire pratiquement vierge ; c’était de cet éden primordial qu’il fallait sortir. Pas en empruntant le plus court chemin de la ligne droite, bien sûr ; il fallait contourner les lacs, zigzaguer entre les marécages, se faufiler au travers de forêts exubérantes où nul sentier n’avait jamais été tracé et, surtout, franchir deux chaînes de montagnes. Pas trop hautes peut-être, mais ramifiées en multiples contre-forts escarpés, coupées de gorges à pic, barrées de falaises abruptes… Même si à chaque tournant ou chaque dénivellation, on réussissait à trouver du premier coup le bon passage, celui qui ne conduirait pas à une impasse et forcerait à revenir en arrière, la longueur de l’itinéraire serait au moins triplée.
En ajoutant à cette peu agréable perspective le fait que les vêtements de Vancia se réduisaient à un élégant tailleur de soie grège et de fines chaussures de daim dont la promenade jusqu’à la balise avait déjà sérieusement compromis la résistance, on avait le droit d’être inquiet. Aldren n’était guère mieux avantagé : sa tenue était un peu plus sportive mais elle n’irait guère plus loin. En outre pas de vêtements imperméable en cas de pluie, pas de lainages pour résister à la fraîcheur nocturne, pas de machette pour tailler son chemin dans les fourrés et les épineux, pas de… pas de provision non plus.
La jeune naturaliste était sans doute capable d’identifier et cueillir chemin faisant baies, racines et champignons comestibles, mais ce retour aux sources exigerait du temps supplémentaire. Il faudrait compter au moins deux semaines avant d’atteindre Anésia et on y arriverait tout nu et dans un état pitoyable ! Si on arrivait…
— Qu’allons-nous devenir ? émit Vancia d’une toute petite voix.
— Des robinsons, mais certainement pas pour très longtemps. Avant que nous ne découvrions ces traces dans la prairie, nous pouvions encore penser que Karyl s’était simplement comporté de façon un peu trop cavalière en retournant faire son rapport à Nils sans daigner nous prévenir, mais qu’il ne manquerait pas de revenir rapidement. Il semble maintenant qu’il soit tombé dans un piège très imprévu, c’est le moins qu’on puisse en dire. Son agresseur l’a mis hors combat et l’a emporté pour le détenir quelque part dans la nature ; il n’a sûrement pas été jusqu’à le tuer, sinon il lui aurait été facile d’en faire autant pour nous quand nous redescendions de la colline. Entre nous, pourquoi ne l’a-t-il pas fait ? Parce qu’il estimait qu’un chef inspecteur de la Protection Civile est un type que l’on n’aime pas avoir à ses trousses alors que nous ne sommes que de simples petits amateurs négligeables ?
— De toute façon, nous ne sommes pas près de nous sortir de là. Ça lui laisse les mains libres pour terminer ce qu’il veut faire et prendre définitivement le large ensuite.
— Pas mal pour une néophyte. L’ennemi déblaye le terrain avant de se tourner vers l’objectif essentiel… Seulement il a commis une petite erreur. Dites-moi, jeune fille, avez-vous précisé à Nils l’emplacement exact de la cabane pendant que vous bavardiez avec lui ?
— Non. Comment l’aurais-je pu puisque les appareils de navigation étaient bloqués et que je ne pouvais déterminer ni le cap ni la distance ? J’ai seulement parlé des lacs…
— Un bassin de plus de cent mille kilomètres carrés et peut-être davantage d’après le peu que j’en ai vu du haut des airs. Ça ne fait rien. Cette simple indication devrait suffire. Il va de soi que, en vertu du sacro-saint principe de la liberté individuelle, personne ne s’inquiétera si on ne nous voit pas rentrer ce soir. Mais si nous sommes toujours absents demain matin, j’espère qu’on commencera quand même à s’émouvoir. On se servira de la radio pour nous demander si tout va bien et quand on verra que les appels demeurent sans réponse, on se décidera à partir à notre recherche. Trois ou quatre rovs ratissant convenablement la région suffiront. Avez-vous une chemise, Vancia ?
— Quelle question ! Bien sûr que non !
— Je le craignais… Je sacrifierai donc la mienne, elle est de couleur claire et sera visible de loin. Nous l’accrocherons à la balise, c’est le meilleur emplacement pour un signal de détresse. Ensuite nous nous ferons un petit abri de branchages ; heureusement j’ai un couteau sur moi. Nous ramasserons des mûres et des framboises, et nous attendrons patiemment près du feu de camp.
— Splendide ! On y va tout de suite ?
Ce fut pendant qu’Aldren finissait d’attacher solidement son signal de détresse au petit mât surmontant la crête du promontoire que la jeune fille devint soudain pensive. Il réendossa son blouson autour de son torse nu, assura la fermeture magnétique, considéra la songeuse blonde.
— À quoi pensez-vous ? Ce paysage vous inspire ? Ne vous attardez pas trop à rêver, il faut que nous ayons construit notre hutte et cueilli notre dîner avant la tombée de la nuit.
— Et ramasser du bois sec pour le feu. C’est le rôle de l’humble servante du grand chef… Mais je ne rêvais pas, tout au contraire. Déjà, lorsque je suis montée ici pour la première fois pendant que vous exploriez dans l’autre direction, certains détails de ce panorama me paraissaient vaguement familiers. Bien trop vaguement pour que je m’y arrête, mais maintenant que le soleil a tourné et que les contours sont plus nets et leur relief plus accusé, mon impression se précise. Cette montagne là-bas en forme de cône, par exemple… Ce n’est pas la première fois que je la vois, Aldren !
— Vous auriez déjà visité ce coin ?
— J’en suis presque sûre. Il y a longtemps de ça, des années ; de toute façon ce ne pouvait être qu’avant mon départ pour l’Université. Waldo m’avait emmenée en week-end par ici.
— Avec Max naturellement ?
— Ça va de soi. Disons que le grand physicien avait consenti à interrompre pendant deux ou trois jours ses travaux pour que son jeune disciple puisse se détendre et que la sœur avait été invitée par la même occasion. En tout cas plus je regarde, plus je suis certaine. Le chalet était bien tout près d’ici.
— Celui qui a brûlé ?
— Non, un autre, plus grand et plus confortable. La cabane, je ne la connaissais pas. Et puis, la montagne en pyramide, on ne peut pas la voir depuis la prairie des atterrissages, la colline la cache. Si le vrai chalet est bien là, ce serait au pied du versant opposé. Ne dirait-on pas que la trouée entre les arbres continue de ce côté ?
Cédant à une irrésistible impulsion, Vancia se mit à courir vers le sud, se lança dans la pente ; Aldren en fit autant sans chercher à discuter. Cinq minutes plus tard, ils débouchaient ensemble sur une nouvelle plage, s’arrêtaient, se regardaient en éclatant de rire. Plus encore que les quelques images indécises flottant dans la mémoire de la jeune fille, son intuition ne l’avait pas trompée : le refuge écologique de Waldo était bien là, à cinquante pas sur leur droite. Un véritable chalet, cette fois ; la cabane bâtie de l’autre côté du promontoire ne devait être qu’une annexe destinée à abriter le matériel de pêche. La rive plus accore était sûrement beaucoup plus hantée par le poisson que celle-ci où la déclivité était si faible qu’on devait avoir encore pied à cent mètres du bord. En revanche l’habitation, construite juste à l’orée de la forêt, était mieux abritée des vents du large ; Aldren nota incidemment que les hautes branches touffues la surplombaient entièrement et que le toit était de la même teinte que le feuillage. Un rov passant à la verticale, même à basse altitude, ne pourrait remarquer sa présence…
Vancia reprit sa course, franchit d’un bond les trois marches de l’auvent du chalet, appuya sur la clenche de la porte-fenêtre de l’entrée. Le battant répondit docilement à la pression, s’ouvrit.
— Les ermites qui vivent dans le désert n’ont pas besoin de verrous, approuva Aldren en rejoignant la jeune fille. Profitons-en. Nous serons infiniment mieux ici pour attendre les secours que sous le piètre wigwam que j’allais vous offrir.
— N’est-ce pas un peu une violation de domicile ?
— Nécessité oblige. Rappelez-vous d’ailleurs ce que disait ce très courtois entomologiste au restaurant de l’astrogare. Il s’étonnait que vous viviez à l’hôtel au lieu de vous installer dans la villa de Waldo puisque votre frère y habitait lui-même. Villa ou résidence secondaire, c’est pareil, vous êtes chez vous. Moi, pas, toutefois j’espère que vous aurez la bonté de m’inviter à partager ce logis ? Ou à la rigueur de me prêter une couverture, je dormirai sous l’auvent…
Vancia ne répondit que par un doux sourire, passa le seuil, esquissa une moqueuse révérence.
— Entrez, beau chevalier ! Mes valets conduiront votre destrier aux écuries et mes servantes prépareront pour vous la chambre d’honneur dans la tour du Roy…
Le living-room n’évoquait en rien le sombre hall d’un château moyenâgeux, il était résolument moderne et le soleil couchant l’emplissait d’une chaude lumière au travers des grandes baies. Très simple en même temps : plancher, murs, plafond ainsi que les meubles, tout était en bois soigneusement raboté et assemblé, mais sans peintures ni vernis. Plus loin, ils découvrirent deux chambres à coucher puis, se faisant face l’une à l’autre, une petite cuisine et une salle de bains pour lesquelles l’aménagement était cette fois incontestablement plus sophistiqué. Pas d’autre pièce et notamment pas le plus petit recoin qui aurait pu servir de lieu de travail ; il était évident que Waldo, quand il venait ici, cessait complètement d’être un physicien pour se transformer en pur homme des bois. Du reste, nulle part ne traînaient de ces livres bourrés de diagrammes et de formules ou de ces revues également illisibles pour le profane qui font partie du cadre indispensable à la vie d’un savant. Cette absence inquiéta quelque peu Aldren, mais sa compagne ne devait certainement pas se tromper. Elle avait reconnu le paysage et il ne pouvait pas y avoir deux chalets au bord du même lac et en face de la même montagne.
Ils revinrent dans la pièce de séjour qu’ils examinèrent plus en détail. Un abattant découvrit la présence d’un bar assez bien garni ; c’était une trouvaille dont il convenait de profiter sans délai. Toutefois, juste à côté, un autre panneau révéla un objet qui n’était pas sans intérêt non plus. L’indispensable transcepteur-radio…
L’agent spécial s’en approcha, tendit la main vers l’appareil.
— Vous allez l’activer tout de suite ?
Aldren perçut comme une note de désappointement dans la voix de la jeune fille. Il suspendit son geste, se retourna.
— Je ne veux pas établir la communication avec le standard du terrain, ça ne presse pas tellement puisque nous sommes désormais en sûreté. Simplement voir s’il est en état de fonctionner.
Il mit le contact, considéra le transmetteur d’un œil perplexe. Le voyant ne s’était pas allumé et l’aiguille de l’ampèremètre n’avait même pas tressauté. Il inspecta le dessus de l’étagère à la recherche d’un quelconque disjoncteur qu’il ne trouva pas. Il s’écarta, marcha vers le plus proche interrupteur d’éclairage de la pièce ; ni le lustre ni les appliques ne s’allumèrent. Il ne fut pas long à trouver dans le couloir séparant les chambres le disjoncteur central et constater qu’il était correctement enclenché. Le coffre contenant la micro-pile atomique prévu pour alimenter la demeure en courant électrique pendant quelques décennies se trouvait juste en dessous. Il en souleva le couvercle, haussa les sourcils en soupirant. Il n’y avait rien à l’intérieur, sinon des fils débranchés qui pendaient tristement le long de la paroi. Le power-block avait été enlevé, les ennuis n’étaient pas finis…
— Alors nous n’aurons pas de lumière quand la nuit tombera tout à l’heure ? interrogea candidement la jeune fille.
— J’ai aperçu une lampe de secours dans la cuisine. Il y a aussi des boitages sur les étagères et les brûleurs du fourneau sont sûrement alimentés au gaz de compost, nous ne serons pas obligés de dîner froid. Mais nous ne pourrons pas appeler un taxi quand nous voudrons retourner en ville…
— Qu’est-ce que ça fait ? Nils organisera les recherches demain, vous l’avez dit vous-même. Vous êtes si pressé que ça de le revoir ?
— Entre nous et si vous tenez vraiment à tout savoir, la seule raison qui me fait regretter que la radio soit morte, c’est que je ne peux pas m’en servir pour annoncer que nous sommes en bonne santé, qu’il est inutile de s’inquiéter à notre sujet et que nous rappellerons quand nous voudrons qu’on vienne nous chercher. Demain ou un autre jour… Et aussi informer notre ami le grand patron de la Protection Civile que son chef inspecteur a mystérieusement disparu en même temps que notre rov et que c’est de lui qu’il faut s’occuper d’urgence, compléta-t-il d’un ton réprobateur.
— Oh ! c’est vrai, j’allais presque oublier ce pauvre Karyl ! mais nous n’y pouvons rien, n’est-ce pas ? Seulement souhaiter qu’il soit toujours en vie et qu’il arrive à se tirer d’affaire sans trop de dégâts.
Le ton de Vancia n’était pas très convaincant, elle n’avait visiblement pas oublié les accusations portées contre elle, mais sa joie mal dissimulée à la pensée de demeurer seule avec Aldren dans un nid douillet loin de tout semblait infiniment plus sincère. Un tantinet provocante, même.
Aldren n’avait pas besoin d’être doué de seconde vue pour pressentir ce qui allait arriver dans les toutes prochaines heures. Bien sûr, la veille il avait su se comporter en parfait gentleman, s’efforcer de garder ses distances et surtout ne rien faire qui puisse être qualifié de tentative de séduction d’une trop désirable blonde aux grands yeux verts et aux si mignonnes fossettes. Rien vraiment ? Quand il lui avait complaisamment narré ses exploits, était-ce uniquement pour mieux la mettre en confiance et non un tout petit peu pour se faire admirer, fasciner la tendre biche ? De toute façon, même si Karyl avait vu juste et que Vancia soit pour le moins coupable de taire ce qu’elle savait de cette ténébreuse affaire et d’entraver ainsi la marche de la justice, c’était une raison supplémentaire de s’attacher étroitement à ses pas. Devenir son amant et ne plus la quitter une seule seconde. Du reste, toute son attitude proclamait qu’elle ne demandait que ça ; repousser vertueusement ses timides avances aurait été réellement indigne d’un gentleman, pour le coup. Le premier saint venu se serait laissé damner, et Aldren n’était pas un saint…
À partir du moment où le seuil critique était dépassé, la réaction en chaîne devenait inéluctable, rien ne pouvait plus l’arrêter. Le processus de libération de l’énergie contenue dans la matière était à peu près le même, à ce détail près que celui-ci ne tendait pas vers l’anéantissement par désintégration mais au contraire vers une surexaltante intégration. Et aussi que les paliers intermédiaires de la réaction en chaîne ne se chiffraient pas en microsecondes ; ce sont les exquis arpèges des préludes qui différencient l’homme de la bête et l’amour du rut.
D’abord, la phase de l’expectative : on sait déjà où on veut en venir mais on ne veut pas en avoir l’air. Mine de rien… Consciente de ses devoirs de maîtresse de maison, Vancia se mit à préparer la dînette, ouvrant des boîtes et mettant leur contenu à réchauffer, disposant le couvert sur la table, s’affairant avec une parfaite componction. Ce n’était pas sa faute si, au cours de ses allées et venues, ses hanches dansaient un peu trop lascivement et si, en posant assiettes et verres à leurs places, son bras, son épaule et quelquefois même la pointe d’un sein frôlaient par mégarde la joue d’Aldren ; c’était celle de la pièce qui était curieusement devenue trop petite. Ou bien la table trop grande ; il n’y avait vraiment plus assez de place pour se faufiler entre le mur et la chaise.
Ces préparatifs achevés, elle apporta triomphalement son chef-d’œuvre culinaire, partagea équitablement son contenu dans les deux assiettes. Rapprocha une chaise pour s’asseoir mais comme pour ce faire elle avait dû se pencher en avant, l’attention d’Aldren fut détournée par l’entrebâillement du chemisier de la jeune fille, ce qui fit que non seulement il commit l’impolitesse de ne pas lui venir en aide mais il oublia du même coup d’écarter son propre siège. Elle dut se résigner à glisser le sien dans le peu de place qui restait disponible. Pourtant elle aurait été beaucoup plus à son aise de l’autre côté de la table ; il est vrai qu’ainsi tous deux pouvaient faire face à la fenêtre et aux magnifiques rubescences du soleil couchant.
Avec un touchant ensemble, ils portèrent leur fourchette à leur bouche et continuèrent pendant un bon moment à manger avec grand appétit. Leur dernier repas datait de plus de dix heures, d’où une excusable voracité ; quand on a très faim, on avale n’importe quoi. Sans même s’apercevoir que la cuisinière, pensant probablement elle aussi à autre chose que ce qu’elle faisait, avait déversé au hasard dans la même casserole une boîte de goulash au paprika, une de crème à la vanille et une de cornichons aux câpres, assaisonnant généreusement la mixture avec tous les ingrédients qui lui tombaient sous la main : sel, sucre, cacao, gingembre et café moulu. L’innommable mixture passait allègrement. Après tout, il était peut-être grand dommage que la recette en soit perdue, elle aurait pu faire la fortune d’une auberge trois étoiles à la mode avec, comme il se doit, dépôt de la formule au Bureau fédéral des brevets d’invention…
De toute façon, les deux consommateurs se fichaient éperdument des qualités gastronomiques du ragoût ; d’autres organes sensoriels que les papilles prédominaient bien davantage en eux. En d’autres circonstances, le plat aurait peut-être été dévoré jusqu’au bout ; seulement il aurait fallu que Vancia ait sagement pris place à l’autre bout de la table. Sa cuisse nerveuse et sa hanche frémissante n’auraient pas été aussi étroitement collées contre Aldren qui, faute d’espace libre, n’aurait pu s’écarter même s’il l’avait voulu. En outre, le goulash avait beau être trop sucré, le paprika n’en était pas moins virulent ; il fallait boire pour apaiser la brûlure et les verres étaient si proches qu’on pouvait les confondre et même finir par se servir ensemble d’un seul. C’est une performance assez acrobatique. Il faut pour la réussir que les lèvres convergent sur l’objectif commun avec un tel synchronisme que le moindre faux mouvement suffit pour qu’elles dérapent et se heurtent les unes contre les autres. Le gobelet perd alors tout intérêt, retombe sur la nappe libérant ainsi les mains qui le soutenaient et qui en profitent aussitôt pour se promener à leur guise à l’aventure. Celles d’Aldren surtout, elles avaient décidément échappé à son contrôle ; la droite contournait une épaule satinée, entamait hardiment une trajectoire descendante pour s’emparer victorieusement du globe ferme d’un sein dont la pointe s’empressait de durcir sous la paume caressante. L’autre main, sans doute parce qu’elle ne voulait pas voir ce que faisait sa sœur, préférait se cacher sous la table, progressait sournoisement le long d’une peau si douce, si chaude, si frémissante… Pareilles impertinences ne pouvaient pas être tolérées en pareilles conditions, d’autant que la victime de ce double investissement manifestait des velléités de contre-attaque. Aldren se leva brusquement, deux chaises tombèrent avec fracas, l’homme des cavernes saisit sa proie à bras-le-corps, l’emporta vers la chambre, la jeta sur le lit sans même prendre la peine d’ouvrir les draps.
Cette démonstration de mâle autorité s’accompagna d’un exploit qui tenait presque de la prestidigitation, Aldren réussit à emporter en même temps la lampe ; ses yeux avaient aussi bien droit que le reste à prendre part à la chasse au fascinant trésor. Du reste, la lumière était indispensable pour éclaircir un point qui l’intriguait : pourquoi là-haut près de la balise, Vancia l’avait-elle raillé en lui prêtant une connaissance approfondie en matière de sous-vêtements féminins ? Pour le provoquer effrontément à comparer les siens avec ceux des belles Centauriennes ? Le corsage qui s’ouvrit dès la première sollicitation ne révéla aucun fait concluant dans cette brûlante enquête ; comme les premières reconnaissances l’avaient démontré, la jeune fille ne portait pas de soutien-gorge. Qu’en eût-elle fait du reste ? La ferme et orgueilleuse sphéricité de sa juvénile poitrine n’avait pas besoin d’artifices… Il fallait aller plus loin, chose d’autant plus facile que sa jupe était taillée en portefeuille. Il suffisait de libérer la fermeture au niveau de la taille pour que le rempart s’effondre de lui-même. L’ultime défense apparut en pleine lumière : une délicieuse petite culotte de soie translucide artistement brodée de fleurs noires dont la plus épanouie était audacieusement située au point crucial et de telle façon que sa tige semblait plonger ses racines au cœur du triangle de mousse humide abritant la véritable corolle… Cette intime et luxueuse parure était terriblement excitante dans sa façon de préciser si impudiquement l’emplacement de ce qu’elle aurait dû cacher ; une honnête étudiante porte des slips bien sages et bien opaques et non des colifichets de dentelle d’une aussi indécente transparence… Une chose si peu convenable devait disparaître ; les doigts impatients d’Aldren firent craquer l’élastique, la parure sembla s’envoler toute seule vers le fond de la pièce. Le dernier mystère était enfin éclairci, Vancia était réellement blonde. La toison secrète était tissée d’or pur que la rosée du désir rendait encore plus brillante. Aldren voulut l’admirer de plus près, se pencha… Et soudain ne vit plus rien. Comme les mâchoires d’un piège, deux cuisses chaudes et nerveuses s’étaient refermées sur lui ; des mains aux doigts crispés enfonçaient leurs ongles dans sa nuque, le bouleversant parfum d’une jeune chair délirante de volupté emplit ses narines, jaillit dans sa bouche avide…
Bien entendu cette séquence n’était qu’un préliminaire, une mise en condition après laquelle ils firent vraiment l’amour à plusieurs reprises et avec de passionnantes variations sur le thème qui, toutes, démontrèrent que la jeune naturaliste était remarquablement douée pour ce genre de sport. Il était d’ailleurs évident qu’elle n’en était pas à sa première expérience – rien de plus normal pour une jolie fille de vingt ans débordante de sensualité – toutefois elle ne se comportait pas non plus comme l’eût fait une séductrice versée dans les arts érotiques. Il semblait y avoir tant de fraîcheur et de spontanéité dans ses élans même les plus osés, tant de gémissante sincérité dans ses délires quand un orgasme la convulsait. Il était impossible qu’elle joue aussi parfaitement le rôle d’une amante passionnée si elle n’était pas vraiment amoureuse ; elle était peut-être une adorable petite menteuse le reste du temps mais pas maintenant. En tout cas Aldren préférait le croire et s’abandonner sans contrainte aux enchantements de cette magnifique nuit de noces. Oublier que c’était Vancia qui avait fait les premiers pas et qui, profitant de cette occasion inespérée d’une solitude à deux, l’avait forcé à sortir de sa réserve voulue. Dès l’instant où il n’y avait plus eu dans les parages de tiers gênant, elle avait fait tout ce qu’il fallait pour qu’il succombe à ses avances. Sans omettre de se rappeler très à propos qu’il existait tout près de là un confortable chalet avec un lit très accueillant… Mais à quoi bon gâcher par de vilains soupçons des heures aussi merveilleuses ? De toute façon si la jeune fille n’avait pas pris d’elle-même l’initiative, c’est lui qui l’aurait prise d’autorité : elle était bien trop désirable, trop pulpeusement attirante, trop visiblement faite pour l’amour. Et maintenant que ses bras s’étaient refermés sur elle, ils ne se rouvriraient plus de sitôt. Même si finalement il s’avérait qu’elle soit coupable de complicité passive ou active dans l’affaire Waldo ; Aldren lui-même, aux yeux des honnêtes gens, était très loin d’être blanc comme neige…
* *
*
Ce fut pendant un interlude de détente – un entracte où leurs corps se déliaient pour reposer côte à côte – qu’il remarqua le bijou. Dès la première rencontre, il avait aperçu la mince chaînette d’or ceignant le cou de la jeune fille pour s’enfoncer dans l’échancrure du corsage mais, ce soir, quand il avait savamment dévêtu son amante, c’étaient ces adorables hémisphères aux pointes si révélatrices de désir dans leur dure turgescence qui avaient impérieusement fixé son attention, pas le médaillon au couvercle de camée qui se nichait entre eux. Maintenant il le voyait. Tendit la main, le soupesa.
— Un très beau travail d’orfèvre, apprécia-t-il en connaisseur. Tu ne le quittes jamais ?
— Sauf pour me baigner, bien sûr ! Mais je le remets tout de suite après. Je le garde jour et nuit, même pour faire l’amour, comme tu vois… C’est mon fétiche !
— C’est un scapulaire contenant un authentique fragment de l’ongle de Bouddha ou une épine de la couronne du Christ ?
— Tu es bête ! Tout simplement les portraits des auteurs de mes jours. Je sais bien que c’est puéril mais j’y tiens ; ça me rappelle que bien que je sois toute seule en ce bas monde, j’ai quand même une mère et un père. Le culte des ancêtres… Ne te moque surtout pas de moi ou je te griffe !
— Ce ne serait pas la première fois cette nuit, la peau de mon dos ne l’oubliera pas vite ! Je ne me moque pas, je m’étonne seulement. Tes parents sont pourtant toujours vivants ?
— Ils le sont mais ailleurs et très loin. Autrefois on croyait que les morts revivaient dans le ciel et c’est bien là où ils se trouvent en réalité, même s’ils ne sont plus ensemble. Je ne veux pas les juger, simplement me souvenir que sans eux je ne serais pas. Tu peux ouvrir et regarder ; ce ne sont que les visages d’un homme et d’une femme, mais ce sont mes parents…
Aldren souleva le bijou, pressa le ressort. Les images qui apparurent, l’une au revers du couvercle, l’autre sur le fond du médaillon évoquaient bien ces classiques souvenirs de famille qui viennent souvent échouer dans les boutiques des antiquaires, sauf qu’il s’agissait de très modernes reproductions en couleur et en relief. Les deux visages parallèles méritaient mieux qu’un simple coup d’œil poli ; le visage de l’homme était celui d’un Viking que l’on pouvait sans effort imaginer debout à la proue de son drakkar, celui de la femme étant le portrait de sa fidèle épouse Scandinave l’attendant en filant la laine de ses moutons. Comme il se devait, tous deux étaient blonds, mais si lui avait les yeux bleus comme les mers arctiques, ceux de son épouse étaient verts, pareils à ceux de Vancia…
La ressemblance entre la mère et la fille était frappante, on aurait juré des sœurs… Si ça se trouvait, Max avait également les mêmes traits que son père ? Mais non, car alors il aurait aussi hérité de ses yeux d’azur, alors que Vancia avait affirmé que son frère et elle étaient, au sexe près, copie conforme l’un de l’autre. À moins que, là aussi, elle ait menti pour mieux le protéger ? La plupart des Anésiens ont les cheveux blonds et les yeux bleus, c’est un trait distinctif de la race, mais si les iris de l’un d’entre eux échappaient à la règle pour refléter cette rare teinte de jade, il passerait difficilement inaperçu ; des prunelles de chat sauvage… En matière de félin, Aldren préférait pour le moment s’occuper d’une chatte amoureuse. Il referma le médaillon, le reposa délicatement à sa place, reporta son intérêt sur les tièdes convexités qui lui servaient de doux abri. L’interlude était terminé.